Une heure avec Dominic Dormeuil, président de Dormeuil
À l’occasion de la parution du livre de Dominic Dormeuil et Jean-Baptiste Rabouan consacré aux laines rares et à ceux sans qui les tissus précieux n’existeraient pas, nous avons rencontré le président du groupe au showroom de la rue François Ier à Paris.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Vous êtes un marchand qui est devenu drapier ?
Dominic Dormeuil – Nous sommes un marchand qui est devenu drapier qui est devenu fabricant. Mon arrière-arrière-grand-père, Jules Dormeuil, s’était associé très jeune avec un marchand en place pour importer des draps anglais qu’il revendait au détail. Ses frères l’ont rejoint ensuite, ses enfants ont repris l’activité, de sorte que mon arrière-grand-père partageait son temps entre Londres et Paris. Globalement, c’est toute l’histoire familiale qui est liée à l’Angleterre. Mon grand-père a vécu à Londres, mon père a vécu à Londres, j’ai vécu à Londres. Il faut comprendre qu’à partir de la construction de la Dormeuil House, à Golden Square, en 1926, il y a eu deux sièges sociaux, chacun doté de sa propre zone d’exportation. Le siège français était tourné vers l’économie française, le siège anglais vers l’économie anglaise. Or, nous avions déjà à cette date un bureau à New York, nous exportions au Japon, en Chine, où mon arrière-grand-père avait été pionnier. Ensuite, Paris a ouvert une division Femme dans les années 1950 pour fournir la Haute Couture alors en plein développement et pour accompagner une demande forte de la part des particuliers, entretenue par un nombre élevé de couturières. Pour ma part, j’ai voulu, dès que cela a été possible, être indépendant des fabricants (même si, à l’époque, nous avions nos propres collections en exclusivité) et maîtriser les matières premières et la fabrication. Nous avons donc acheté une société en Angleterre, qui nous permet aujourd’hui de fabriquer 75% de nos collections, les 25% restants (qui représentent en réalité des produits spécifiques que nous ne pourrions pas faire en Angleterre) étant sous-traités en Italie, sous le contrôle de notre personnel.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Vous achetez donc la matière brute ?
Dominic Dormeuil – Cela dépend. Nous achetons beaucoup de matière brute : laine d’Australie ou de Nouvelle-Zélande, cachemire de Mongolie, vigogne du Pérou et d’Argentine, et de temps en temps nous achetons des tops ou des fils ; dans tous les cas, nous maîtrisons entièrement la filière. Nous dépensons beaucoup d’argent et d’énergie pour découvrir de nouvelles matières, de nouveaux tissus, de nouveaux mélanges. Dans la mesure où les grandes marques de luxe (et pas seulement les grandes marques de luxe) ont toutes des besoins différents, nous essayons de réaliser des exclusifs pour chacune d’entre elles. Pour ce faire, nous disposons pour chaque client d’un dessinateur, d’un commercial et d’un responsable des commandes et de la production. L’un de nos soucis consiste à faire comprendre à nos interlocuteurs, toujours extrêmement exigeants en termes de délais, que nous travaillons avec des matières premières naturelles et que l’on ne peut pas aller plus vite que la nature.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Parallèlement à la production de tissu pour le prêt-à-porter, vous travaillez avec de très nombreux tailleurs…
Dominic Dormeuil – Autrefois, les tailleurs étaient la base du métier et représentaient cent pour cent de notre chiffre d’affaires. Aujourd’hui, le nombre de tailleurs a diminué, il y en a encore beaucoup au Japon, beaucoup en Chine, beaucoup dans les pays asiatiques, beaucoup en Amérique du Sud, beaucoup en Italie, beaucoup au Portugal, un peu en France, un peu en Angleterre, en Espagne, en Turquie. Les tailleurs sont très importants pour nous, même s’ils ne sont pas notre source de revenus principale, car ils font les plus beaux vêtements du monde. En outre, la demi-mesure et la mesure ont pris une grande place par le biais de nos boutiques. La personnalisation est dans l’air du temps : on la trouve dans le parfum, dans l’automobile, dans le vêtement… Les hommes ont envie de s’habiller avec un vêtement personnalisé, unique, et qui échappe à la logique des prix sur Internet. De mon côté, je suis persuadé que la demi-mesure est une chance : après avoir goûté à la personnalisation (même à un premier prix de qualité moyenne), un jeune ne reviendra plus jamais vers le prêt-à-porter mais voudra monter en gamme et accéder au sur mesure.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Qu’en est-il de l’Italie pour Dormeuil ?
Dominic Dormeuil – L’Italie est un très bon marché, c’est, quoi qu’on en dise, le berceau du beau vêtement en prêt-à-porter et en demi-mesure. Les plus beaux vêtements sont fabriqués en Italie. Des marques comme Kiton ou Brioni sont d’excellentes marques. Remarquez que les difficultés pour ces grandes marques sont colossales. Paolo Zegna me disait il y a quelques années : « Tu sais, Dominic, ce qui est compliqué pour nous, c’est de conquérir une clientèle plus jeune sans perdre les clients plus anciens, de telle sorte que nous puissions réduire la moyenne d’âge de la clientèle de deux-trois ans ».
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Je voudrais revenir sur l’histoire de la maison : vous avez une tradition d’innovation avant même de posséder votre propre usine. Votre arrière-grand-père et votre grand-père ont créé le Sportex dans les années 1920…
Dominic Dormeuil – En 1922. Un tissu qui a connu un énorme succès, parce que c’était LE tissu sportif. On pouvait monter à cheval avec, jouer au golf avec, faire de la voiture avec : il ne froissait pas. Le Sportex était fabriqué en Ecosse à partir d’un fil cardé assez gros, tissé très serré, quasiment impénétrable. Par ailleurs, c’était le premier tissu doté d’une lisière parlante, ce qui permettait d’éviter que des marchands ou des tailleurs peu scrupuleux soient tentés de tricher sur l’identité des tissus. Mais oui, le grand champion de golf Henry Cotton portait du Sportex. Par exemple… Dans les années 1950, le Tonik a lui aussi connu un succès extraordinaire. Il s’agissait d’un mohair trois fils chaîne et trame (trois fils laine en chaîne, trois fils pur mohair en trame) : un tissu très difficile à fabriquer, dans la mesure où il fallait retordre les trois fils ensemble.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Très difficile à travailler aussi, j’imagine ?
Dominic Dormeuil – Pas tellement, dans la mesure où le tissu était très rigide ; comme il ne bougeait pas, on pouvait le couper assez aisément. Dans les années 1960, le Tonik est devenu très à la mode en Angleterre. On ne le sait pas forcément, mais le James Bond de ces années-là porte du Tonik, par exemple. L’histoire du nom est d’ailleurs intéressante : après avoir finalisé la collection, mon grand-père revient à Paris en train du Yorkshire où était fabriqué le tissu, et, s’arrêtant au bar, commande un Gin Tonic. Bingo ! Il ne lui restait plus qu’à remplacer le « c » par un « k ». Par la suite, d’autres tissus Dormeuil ont connu à leur tour un grand succès : le Super Brio (qui est un tissu mohair plus léger), le Laser (premier tissu très retordu en chaîne et en trame, très performant, très léger), tous les Amadeus, créés en 1991 à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Mozart ; sans oublier bien sûr les tissus luxueux et rares, comme le pashmina ou l’extreme vicuna. Pour vous donner une idée, nous sommes aujourd’hui le seul fabricant au monde à colorer la vigogne.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Depuis vingt ans, vous êtes le spécialiste des matières précieuses en France. Comment est organisé le marché des matières premières ? Le cachemire, par exemple ?
Dominic Dormeuil – Si l’on prend le cas du cachemire de Mongolie, les éleveurs vendent leur cachemire à des coopératives locales ou à des marchands chinois qui font le déplacement jusqu’aux villages. Ces laines sont ensuite vendues une première fois sur le marché national, sans doute à des intermédiaires qui vont les nettoyer et/ou les filer pour les revendre ensuite. Nous sommes plus axés sur la Mongolie, parce que la Mongolie nous permet d’obtenir de meilleures qualités que le cachemire chinois qui n’est pas toujours pur. Sachant que les Chinois eux-mêmes achètent en Mongolie pour valoriser leur cachemire.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Qu’est-ce qui distingue vos tissus ? Les finissages, j’imagine ? Ils sont a priori plus anglais ?
Dominic Dormeuil – Oui. Pas totalement anglais, mais un finissage Dormeuil n’a rien à voir avec un finissage italien, l’aspect est plus luxueux, plus brillant, le tissage est plus serré. La philosophie anglaise consiste à serrer le tissu, à ne pas l’ouvrir, à avoir plus de matière dans le tissu donc un poids plus élevé par rapport au poids des tissus italiens. C’est un peu la différence entre une voiture allemande et une voiture italienne. Vous ne serez jamais déçu par un tissu anglais…
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Vous avez publié il y a quelques mois un livre de photos consacré à ce qui forme le socle de votre métier, la matière première, la matière brute. Quel était votre projet avec ce livre ?
Dominic Dormeuil – Ce que je voulais faire avec ce livre, c’était mettre en avant les éleveurs, qui souffrent parce que le prix des matières premières n’est pas très élevé, qu’ils sont soumis à des problèmes nombreux, notamment de pollution, mais aussi de pérennité de l’activité. Je voulais pousser un cri d’alarme en disant, voilà, on parle des défilés, on parle des vitrines, on parle des top models qui portent les vêtements, mais tout ce que vous appréciez, tout cela, vous le devez en dernier ressort à des éleveurs qui travaillent tous les jours de l’année sans exception dans des conditions souvent très rudes. En Mongolie – je le raconte dans le livre -, l’éleveur que j’ai rencontré ne veut pas que ses enfants suivent la même voie que lui ; l’avenir des ses enfants, il le voit plutôt dans un bureau, devant un ordinateur, et il est prêt à se sacrifier pour ce qui lui apparaît comme un meilleur sort que le sien. En ce moment, lui et sa femme s’occupent donc seuls d’un cheptel de 1200 chèvres, à des altitudes élevées qui les contraignent à transhumer, avec les difficultés que vous imaginez. Au Pérou, mis à part le fait que l’altitude est très difficile à vivre et que la nourriture est très pauvre, les paysans ont moins de soucis parce qu’ils vivent en communauté, les enfants vont à l’école ; la vigogne, même recueillie en petite quantité, leur apporte un revenu, et comme ils vivent de peu, l’avenir est moins incertain. En Nouvelle-Zélande, j’ai trouvé des éleveurs découragés en raison du prix trop bas de la laine, si bien que beaucoup d’entre eux sont tentés de se tourner vers la production de viande.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Le livre suggère l’idée que la recherche effrénée de la finesse se fait au détriment de la qualité et de la santé des bêtes.
Dominic Dormeuil – Bien sûr. On veut aller vers des micronnages de plus en plus fins, mais un animal qui produit une laine très très très fine ne vit pas dans des conditions normales. Nous, Dormeuil, utilisons des laines très fines, mais en essayant de respecter le cycle naturel. Par ailleurs, la finesse ne suffit pas, il faut que la laine soit résistante, ce qui implique que l’animal vive naturellement, mange de l’herbe, etc., etc.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Lorsqu’on parle de laines précieuses, on pense naturellement à la vigogne, au cachemire, et on oublie souvent les moutons produisant une laine de grande qualité, tel le mérinos.
Dominic Dormeuil – Le mérinos vient d’Espagne. Les premiers ont été expédiés en Australie, sachant que le plus beau, qui s’appelle le saxon, est un petit mouton vivant en Nouvelle-Zélande qui donne une laine très résistante, très fine, très particulière, mais en quantité très faible (c’est le mérinos qui donne le moins de laine). On ne peut pas avoir une continuité parfaite du tissu d’année en année. S’il y a de la sécheresse en Australie, s’il pleut pendant deux mois en Nouvelle-Zélande et que les moutons ont un peu froid, la laine ne sera pas la même. Par exemple, une laine plus faible par endroits signale que le mouton s’est mal nourri. C’est comme le vin. D’ailleurs, comme je vous le disais, on ne peut pas appuyer sur un bouton pour obtenir une meilleure récolte.
Laurent Le Cam, Milanese Special Selection – Dernière question : quel est le projet Dormeuil en cours ?
Dominic Dormeuil – Je crois énormément à notre tissu pure laine stretch, baptisé Exel. Avec un tissu pure laine, nous avons réussi à réaliser entre 20 et 25% de stretch, ce qui est énorme. Le vêtement doit bien sûr être conçu en conséquence pour pouvoir s’étirer comme le tissu : il faut mettre la doublure adéquate, ou faire du semi-doublé, mais c’est très très agréable, très utile et… très actuel.
Dominic Dormeuil, Jean-Baptiste Rabouan, À la recherche des laines précieuses, Paris, Éditions Glénat, 176 p., 39,50 €.